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L’Histoire mondiale existe-t-elle ? Peut-on produire le même récit pour tous, un récit « taille unique », des événements internationaux ? Une identité narrative est-elle concevable à l’échelle de la planète ? Depuis que l’humanité est en marche, au sens figuré et littéral, les différentes sociétés du globe terrestre ont été en contact ; de là découle une forme d’histoire du fait culturel, social ou économique, mondial. L’historien Robbie Robertson propose une analyse du développement d’une « conscience globale1 » qui remonterait aux premières civilisations connues. Implicitement, Robertson passe du constat d’une réalité globale à la perception collective de celle-ci : l’un n’engendre cependant pas toujours l’autre. Par ailleurs, les deux constituent les premières étapes, nécessaires mais non suffisantes, vers la construction d’un récit mondial. Pour David Harvey, l’existence ou non de la conscience commune d’un phénomène international – planétaire ou plus limité – dépend d’une certaine « compression du temps et de l’espace » (time-space compression2). La mobilité des individus, de l’information et des idées peut, à un moment donné, en fonction du développement technique des transports et de la communication, permettre de dissocier la vérité de l’expérience du lieu où celle-ci s’est produite. Chaque individu ou chaque groupe a alors le sentiment d’assister au même événement quel que soit l’endroit où il se trouve. Selon Harvey, la première manifestation d’une telle conscience collective aura été, à l’échelle de l’Europe, la crise économique des années 1840 et les révolutions qu’elle a engendrées. Zaki Laïdi a analysé l’émergence, dans les années 1980, d’un « temps mondial » caractérisé par la perception commune et simultanée, à l’échelle planétaire, des changements internationaux3. Or, comme le souligne Zaki Laïdi, l’impression collective d’être témoin du même événement n’est pas nécessairement productrice de sens. L’interprétation de l’événement est le plus souvent plurielle, et engendre parfois des discours contradictoires. Le choc du 11 septembre 2001 en est une illustration. L’Amérique de George W. Bush y a vu le point de départ de la « guerre contre la terreur » (War on Terror), un conflit mondial sur le mode bipolaire de l’« avec ou contre nous ». Cette vision a survécu à l’impopularité croissante, aux États-Unis, de la guerre en Iraq4. À quelques exceptions près, notamment la Grande-Bretagne, les pays européens n’ont pas adopté la rhétorique de la « guerre contre la terreur », voyant dans le 11 septembre 2001 une aggravation majeure du terrorisme islamiste, mais non l’événement fondateur d’un nouvel ordre mondial structuré par l’affrontement planétaire entre deux camps.
George W. Bush, dans son discours du 21 septembre 2001, reprend, tel un pastiche, nombre d’images et d’idées des grandes déclarations de guerre de ses prédécesseurs ; Woodrow Wilson et la grande guerre, Franklin Roosevelt et la seconde guerre mondiale, Harry Truman et la guerre froide. Si l’objectif de ces multiples références est évident – construire le récit d’une guerre universelle –, son efficacité l’est moins. Dans l’histoire des entreprises narratives de l’Amérique sur la scène internationale, c’est probablement celle de la « seconde guerre mondiale » qui a rencontré la plus grande adhésion. Toutes les nations ont été les témoins directs ou indirects du conflit de 1939-1945. La plupart d’entre elles ont intégré l’idée que celui-ci a constitué une guerre « mondiale », quand bien même il ne les concernait pas vraiment – soit parce qu’elles n’y étaient physiquement pas impliquées, comme en Amérique du Sud, soit parce que ce conflit était complètement hors de leur volonté et de leur contrôle, comme pour de nombreux pays colonisés d’Asie et d’Afrique. Alors que ces témoins ont adopté l’expression de « seconde guerre mondiale », certains protagonistes au cœur de l’événement ne l’ont pas retenue. L’Union soviétique et la République populaire de Chine l’ont respectivement appelé « grande guerre patriotique » (velikaya otechestvenaya vojna) et « guerre de résistance contre le Japon » (kang ri zhan zheng), évoquant des récits singuliers, ayant chacun leur temps et leur espace propres. Ce contre-pied narratif de la part de deux acteurs importants du conflit de 1939-1945 est une première indication de la difficulté à passer de la perception collective d’un événement à sa représentation commune. Plus généralement, l’histoire de la labellisation de la « seconde guerre mondiale », et de ses conséquences, illustre de façon significative la complexité des enjeux de la construction d’un récit qui se veut à la fois universel et global, complexité dont on trouve la traduction tangible dans l’organisation du système international.
La guerre, véhicule incertain d’un récit mondial
La notion de « guerre mondiale » remonte au conflit de 1914-1918 mais ne s’est pas imposée dans le répertoire géopolitique international avant la fin des années 1930. Comme le note l’historien David Reynolds5, c’est au bout du compte par l’établissement du terme de « seconde guerre mondiale » que s’est installé celui de « première guerre mondiale ». Durant les années 1914-1918, les Français et les Britanniques ne qualifièrent pas leur combat de « mondial », et l’événement est entré dans leurs historiographies sous les noms de « grande guerre » et great war. Les États-Unis de Woodrow Wilson et l’Allemagne de Guillaume II furent les premiers à se référer à une guerre à l’échelle du monde, respectivement world war et Weltkrieg. Pour les Allemands, Weltkrieg renvoyait à une idée centrale de la pensée géopolitique de la fin du XIXe siècle : celle de « puissance mondiale » ou Weltmacht, c’est-à-dire une conception impériale, et nécessairement territorialisée, de la puissance. Par contraste, la définition de Woodrow Wilson de la guerre « mondiale » était révolutionnaire. Dans son discours du 2 avril 1917, le président américain affirma que, contrairement aux Européens, les États-Unis n’avaient pas d’ambition territoriale, ni matérielle. Leur seul objectif était la viabilité de la démocratie dans le monde (to make the world safe for democracy). L’objet de la guerre était déterritorialisé ; et parce qu’elle concernait un universalisme idéel, elle était intrinsèquement mondiale.
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